Nos devenirs-météorologiques
Texte écrit dans le cadre de la recherche « Le Body Weather Laboratory, pratique contemporaine : le laboratoire du Toucher » menée avec Christine Quoiraud, Alix de Morant et Moni Hunt et soutenue par le Centre National de la danse de 2018 à 2020.
Le Body Weather Laboratory, nos devenirs-météorologiques,
texte Marina Pirot, co-écriture Alix de Morant.
« Le workshop s'adresse à tous, sans nécessité de formation préalable1) »
Notre recherche « Le Body Weather Laboratory, pratique contemporaine : le
laboratoire du Toucher », s’est laissée imprégner par le climat de crises et de luttes durant
ces années 2018-2020 : les embarcations de migrants, les marches pour le climat, les
manifestations des Gilets Jaunes, les canicules estivales et tout ce qui peut apparaître
comme le corollaire des trois écologies mentale, sociale et environnementale de Félix
Guattari2). Le triple drame écologique, de l’esprit ou de l’imaginaire, de la relation à l’autre
et à la nature a infléchi notre recherche dans un rapport contemporain à un toucher
sensible, un toucher qui travaille son devenir à la fois pratique, somatique, politique et
esthétique.
Des corps-transducteurs.
À notre manière, selon les contraintes et les opportunités, nous avons pris en considération
les changements de paradigme. Des explorations dans divers milieux, des activités de
groupe ainsi que différentes projections créatives ont façonné notre avancée, ses
agencements, ses activations. Nos corps perméables aux perturbations qui traversent
l’atmosphère, nos bodies-minds 3 en action sont devenus transducteurs des questions
toujours actualisables du Body Weather comme autant d’occasions susceptibles de
provoquer des évènements, allant parfois au-delà de la danse.
Les lieux de nos rencontres, ceux des workshops, ont situé notre travail et l’ont ancré dans
une grande diversité de territoires urbains, péri-urbains et ruraux. Christine Quoiraud a
conduit des marches avec des étudiants en arts, traversant les problématiques de la
migration 4 . Marina Pirot a entrepris des plantations collectives de pommiers sur les ronds-
points devenus jaunes 5 . Alix de Morant a organisé un colloque sur la question de l’interaction qui a intégré les questions des transferts entre art et société 6 . Moni Hunt a
réuni à Londres et avec Christine Quoiraud à Rennes des danseurs familiers ou non des
pratiques Feldenkrais et Body Weather. Autant de situations donnant à ceux que ces
contextes ont pu réunir le pouvoir de penser, de sentir et d’agir ensemble.
L’expérience de la réciprocité.
Dans le Body Weather, la question de la relation, celle de l’interaction, sont expérimentées
depuis une intériorité que stimulent des extériorités 7 . Notre recherche a affiné sa méthode
lors d’ateliers qui ont guidé tout le travail. Un intitulé de workshop, à Réservoir Danse
reprend cette citation tirée du Drive on : « par ces séances d’atelier dans lesquelles nous
travaillons par unités de deux personnes ensemble, nous incarnons le corps qui
n'appartient à personne 8 ». À notre tour, nous avons testé des corps-pluriels dans une
perspective enrichie par les apports du Body Mind Centering® et de la méthode
Feldenkrais, mais aussi, lors d’un module à Nantes en juin 2018, par le frottement avec le
maraîchage. Dans chaque session ont été travaillés des agencements collectifs
d’énonciation tels que : « il s’agira d’étudier les intersections des corps et de leurs
environnements » ou encore « partez d’un point neutre, réinitialisez votre mouvement
avant d’aborder votre partenaire ».
L’expérimentation en ateliers procède d’une écoute attentionnelle depuis une polyphonie
sensorielle et la pratique progresse par assemblages, mises en rapports, rencontres depuis
des formes de consciences hétérogènes. Explorant les porosités depuis le corps, les
propositions instaurent des zones d’investigations où se désagrègent et se reformulent les
formes relationnelles elles-mêmes. Elles invitent d’emblée à une implication qui ne fait
aucune promesse autre que celle de l’expérience en groupe ici et maintenant ; l’enjeu pour
chaque participant étant de réinitialiser son engagement à chaque nouveau partenaire. Le
travail sur la conscience, sur l’observation, est abordé comme le moyen de se dépayser, de
se déprogrammer. Le bisoku, par exemple, où il s’agit de se mouvoir à la vitesse d’un
millimètre par seconde dans une sorte de « présent épaissi 9 », procure des sensations qui suggèrent à la conscience toutes sortes d’extensions et de bifurcations possibles. Les
sciences cognitives corroborent ces découvertes à l’étude des connexions synaptiques et
de leur plasticité dans des états d’attention intenses 10 . Si les touchers ré-informent nos
cellules, nos tendons, nos muscles, nos os, nos organes, notre peau depuis leurs
matérialités-mêmes, ils renouvellent sans doute des modes de relations et semblent ouvrir
des potentialités d’actions, de même que les pratiques somatiques réinventent divers «
usages de soi 11 ». « Désherber une parcelle agricole les yeux bandés et en groupe » n’est
plus tout à fait arracher une « mauvaise herbe », ou encore, « toucher le pied de quelqu’un
d’autre qui nous renseigne sur notre propre main », n’est pas du tout « faire un massage ».
On se déplace d’un mode de contact connu, habituel vers des zones d’indécidabilité où
prime l’expérience de la réciprocité. Les responsabilités sont distribuées entre les entités
constitutives de la relation : l’espace, l’autre, humain ou non-humain. Il s’agit simplement
d’explorer la trame qui nous relie les uns aux autres, de tenter de l’habiter.
Laboratoires de l’en-commun.
Qu’est-ce que penser ensemble ? « Changer de partenaire, modifier les rythmes du
travail, réinitialiser sa manière de prendre le bras de quelqu’un d’autre, passer dix minutes
avec un grain de raisin dans la main ou la bouche sans le manger » 12 , autant
d’enchaînements qui participent d’un laboratoire sensoriel et d’un accès au divers 13 .
Pratiquer n’est pas ici incorporer des techniques mais informer un corps des processus de
continuités qu’il peut engendrer avec son milieu, c’est à dire des danses conjointes d’êtres
qui nous touchent et se touchent en nous 14 . Des possibilités d’actions concrètes et
d’expressions se constituent mutuellement depuis les jeux de rencontres nés lors des
ateliers. Bientôt, les touchers deviennent hétérogènes et s’agencent par “intra-actions” 15 .
S’il n’existe pas de “communauté Body Weather” (à l’exception peut-être de celle
formée par les danseurs du Mai-Juku 16 qui depuis plus de trente ans ont chacun, isolément
ou de manière collaborative, diffusé, enseigné et fait évoluer les principes fondateurs du
Body Weather), la pratique telle qu’elle a été approfondie dans le cadre de notre projet de
recherche appliquée, sculpte progressivement des espaces de coopération. Les modes
d’intégration comme la discussion 17 , l’écriture, l’observation d’un autre groupe, la danse,
procèdent eux aussi de cette sédimentation. Le laboratoire, le collectif, la permaculture
deviennent les dénominateurs d’expériences communes de l’ici et maintenant, et en circuit
court ! C’est dans l’échange et la réciprocité, dans une « agentivité des assemblages » 18
qui est alors énaction, qu’est rendue possible une expérience sensible du politique. « Dans
la plupart des cas, la danse naît là où il y a du travail, dans un premier temps on travaille
et cela prend racine dans le travail, ce n’est pas quelque chose d’abstrait qui naît dans le
cerveau d’un citadin 19 » a pu dire Tanaka Min, expliquant en 2012 comment son expérience
de l’agriculture a participé pour lui du désir « d’aller chercher au fin fond de son corps les
graines de la danse ». Chez les maraîchers bio, après plusieurs mois de pratiques
régulières dans les champs qui ont suivi le premier atelier public de cette recherche
appliquée, la récolte des pommes de terre en groupe ou le désherbage des champs de
courges deviennent des chorégraphies collectives. « Quand nous plantons, quand nous
tissons, quand nous écrivons (…), nous ne sommes pas seuls. Nous sommes du monde et
les uns avec les autres et notre pouvoir-du-dedans est grand même s’il n’est pas invincible.
En nous, il y a le pouvoir du renouveau 20 ». Les ateliers de notre recherche ont pu, sans
doute, tramer des nouages et engendrer d’autres possibilités de cohabitations.
1
2
3 La terminologie choisie par MIN T ANAKA est Shin-tai (mind-body) plutôt que Viku-tai (flesh-body) ( TANAKA , 1986) cité par Neil CALLAGHAN ibid., p.8. 4 À Strasbourg et à Poitiers en mai 2018, avec des étudiants en arts, Christine Q UOIRAUD est également intervenue auprès de publics lors de colloques et festivals dans le cadre du programme Migration/Murmuration et du festival “Eclectic campagne(s)” du 25 au 27 mai 2018 à la Chambre d’eau, Le Favril. 5 « LA GRANDE PLANTATION », pensée comme une œuvre d’art citoyenne collective sur les rond- points et les espaces publics a été lancée avec les participants Gilets Jaunes et Citoyens pour le Climat à la marche publique du 27 Janvier 2019 à Nantes, http://lagrandeplantation.top 6 3ème Colloque International Sciences cognitives et spectacle vivant: « Interactions et intégrations : acteurs-spectateurs en répétition sur scène et dans la salle. » 24 et 25 octobre 2019, Université Paul Valéry Montpellier 3. https://scsv2019.sciencesconf.org 7 Frank VAN DE V EN , cité par Neil CALLAGHAN , rappelle lors d’un « Body/Landscape », worhshop organisé en Islande du 20 au 28 juillet 2008, que T ANAKA Min utilisait l’expression “diving deep outside”, Neil CALLAGHAN , ibid., p.45. 8 Drive on, mai 1980. 9 Donna HARAWAY , « Staying in Trouble: Becoming-with the Creature of Empire », conférence donnée au California College of the Arts de San Francisco le 20 octobre 2009, https://www.youtube.com/watch? v=3F0XdXfVDXw 10 Voir les travaux de Michelle OUTRAM , Phd researcher in the ERC-project “Slow Motion: Transformations of Musical Time in Perception and Performance” Université de Hambourg, https://www.slomo.uni-hamburg.de/team/outram.html 11 LEVEBRE , 12 13 DESPRET , Cf. F.Matthias ALEXANDER , The Use of the Self, 1932 ; réédition L’Usage de soi, trad. Éliane Bruxelles, Contredanse, 2004. Propositions lors des stages donnés à Nantes en juin 2018 et à Rennes en novembre 2018. Cf. Donna HARAWAY , « Le rire de la méduse », entretien avec Florence CAEYMAEX ,Vinciane Julien PIERON , Habiter le trouble avec Donna HARRAWAY , ibid., p.69. 14 Cf. Donna HARAWAY , Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires , trad. Jérôme HANSEN , Paris Flammarion, 2019, p.152-153. 15 La physicienne Karen BARAD introduit le néologisme d’intra-action pour définir comment les choses ou les objets (la matière comme le temps et l’espace) ne précèdent pas les interactions mais plutôt, pour la citer : les « objets émergent au travers d’intra-actions particulières ». Karen BARAD , « Posthumanism Performativity: Toward an Understanding of How Matter Comes to Matter », Signs, Chicago, University of Chicago Press, vol.28, n° 3, 2003. 16 T ANAKA Min, Katerina BAKATSAKI , Andres CORCHERO , Tess DE QUINCEY , H ORIKAWA Hisako, Seï N AGATSUKA , OGURI , Christine Q UOIRAUD , Tamaï YASUNARI et Frank VAN DE V EN et d’autres danseurs selon les périodes. 17 Les temps d’échanges entre partenaires ont lieu directement après l’exercice, pendant une durée minutée qui oblige à la précision du langage employé. Les discussions de groupe ont d’habitude plutôt lieu à l’issue de la journée de travail. Au Favril, en mars 2019 elles ont été amorcées par la pratique de dessin. Cf. Marie PONS , « En pratique », Les Démêlées n°4, printemps 2019. 18 Jane BENNET , Vibrant Matter: A Political Ecol ogy of Things, Durham, Duke University Press, 2010, p.34. Karen BARAD définit également l’agentivité en tant qu’énaction (enactment) « et non quelque chose dont quelqu’un ou quelque chose serait doué », ibid. p.826-827. Tim INGOLD cite ces deux auteures dans son développement sur l’agentivité dans son ouvrage Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, Paris, Dehors, 2017. p. 203-204. 19 T ANAKA Min, lors d’une interview pour l’émission radiophonique « le rendez-vous » de Laurent sur France Culture le 26 septembre 2012, https://www.franceculture.fr/emissions/le-rendez-vous/le- rdv-avec-michael-lonsdale-min-tanaka-la-chronique-de-jean-marc-lalanne GOUMARRE , 20 2015, p.53. STARHAWK , Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (1982), trad. Morbic, Paris, Cambourakis,2015, p.53.